La faille, dans cette théorie du karma, c’est que ça se saurait, depuis le temps, si se comporter comme un enculé était sanctionné par l’Histoire.
On comprend dès les premières pages que ce livre sera exclusivement constitué de punchlines. Des phrases chocs qui pénètrent profondément dans le cerveau du lecteur. C’est souvent très cru, mais ça marche. J’ai été très surpris par l’écriture de Despentes, dont je n’avais encore rien lu. J’étais resté avec un gros à priori sur sa pomme. La grosse provocation bien lourde et racoleuse de « Baise moi » m’avait complètement refroidi. Je m’étais interdit de lire un livre d’elle. Je la détestais sans l’avoir jamais lue. Son sort était scellé. Elle m’apparaissait aussi minable et dénuée de talent que Beigbeder ou Moix. Toutes ces raclures parisianistes. Mais sous l’insistance d’un ami dont je ne mets pas en doute les goûts culturels, j’ai fini par me procurer le premier tome de « Vernon Subutex ». Tiens, « Subutex ». Encore un mot racoleur et faussement trash.
Cannes, se disait Xavier, c’est la fête de la saucisse avec des putes en Louboutin. Tous à dégueuler leur caviar, le nez plein de coke, après avoir récompensé du cinéma roumain.
Dès le départ le ton fait froid dans le dos pour le célibataire endurci que je suis. Le temps passe et on n’a pas le temps de réaliser qu’on est déjà en bout de course. Vernon Subutex est un déclassé. Presque SDF. L’histoire débute par son expulsion de son domicile, après plusieurs mois de loyer impayés. Vernon est un ancien disquaire rock qui a joui de sa jeunesse en cartonnant tout ce qui bouge et en fréquentant du beau monde. Dont Alexandre Bleach, une star du rock torturée qui décède dans des circonstances floues. Vernon crèche chez quelques connaissances pour éviter de se retrouver complètement à la rue. Il détient des enregistrements inédits d’Alex Bleach, ce qui attire la convoitise de quelques personnes...
Vernon est resté bloqué au siècle dernier, quand on se donnait encore la peine de prétendre qu’être était plus important qu’avoir.
Grosse culture musicale qui rythme le récit. Despentes vient du rock, du punk même, mais sa curiosité ne s’arrête pas à ce genre en particulier. Les nombreuses références sont à considérer comme une bande son qui traduit le bouillon culturel dans lequel les différents protagonistes évoluent pendant les années 2000. Le ton est globalement assez pessimiste, et me rappelle un peu Houellebecq. Cette époque sonne pour Despentes la fin de la récréation. Un tournant où les illusions sont perdues. Le début d’une ère de cynisme et d’individualisme assumé.
Il se faisait penser à cette jeune fille dont il avait lu le blog, qui prenait un demi-Lexomil avant chaque sodomie.
Impressionnante démonstration de culture alternative. Il n’est pas seulement question de musique, toute la culture et le contexte socio-économique nous sont brillamment retranscrits. Des pauvres toujours plus pauvres. Des riches de plus en plus riches. Les « fils de » qui consolident leur statut. Des « prolétaires » écrasés par le rouleau compresseur du néo-libéralisme. Les tensions communautaires qui l’accompagnent. La question du féminisme y est de plus très bien suggérée à travers des anciennes stars du porno et Aïcha (fille de la pornstar décédée Vodka Satana) qui plonge dans un islam modéré et salvateur.
Les pseudos des différents protagonistes sont quand même bien ridicules (Vernon, Subutex, Lydia Bazooka, Pamela Kant, Vodka Satana). Je ne crois pas que Despentes ait complètement effacé en elle cette forme d’immaturité qu’ont les gens mal dans leur peau. Ce nihilisme pour adolescents que je déteste tant. Qui rappelle le théâtre provoquant et dépressif de Sarah Kane. Mais vu son parcours personnel je ne vais pas m’éterniser sur cette remarque, parce qu’au fond je pense que c’est sincère.
L’ouvrage ne contient pas vraiment de chapitres, mais Despentes aère son récit en consacrant de longs paragraphes qui se focalisent sur les différents protagonistes. C’est pour elle l’occasion de manier différents styles d’écriture en fonction des personnages étudiés. L’exemple le plus marquant à mes yeux est celui de Kiko, un trader survolté dont les orgies ne sont pas sans rappeler « Le Loup de Wall Street » de Scorcese. Kiko sous cocaïne, dont les pensées nous sont présentées par un flux de conscience.
L’histoire avance donc avec des récits personnalisés, des points de vue toujours plus nombreux. Et ça marche. Ce qui ressemble à un numéro d’équilibriste un peu casse gueule prend corps et gagne en cohérence jusqu’à la fin du roman.
Toute la journée, il se faisait entuber. Quelle attitude devait-il adopter ? Siffloter en sachant qu’il appartenait à la classe sociale des punching-balls, des paillassons, des urinoirs ? (Patrice)
J’ai été particulièrement touché par le compte-rendu de Patrice, un prolétaire violent ayant la fâcheuse tendance à tabasser ses copines et qui survit en enchaînant des petits boulots. La violence physique dont il fait preuve ne fait pas l’objet d’une condamnation sans appel de Despentes mais est analysée, expliquée, mise en contexte. Violence physique donnée pour violence sociale subie. Sans être excusée, j’ai été particulièrement séduit par la nuance dont Despentes fait preuve, compte tenu de ses positions publiques féministes.
C’est long, une tournée. Les anciens sont accablés de voir ce que la Poste est devenue. C’est comme partout. Ils assistent à la démolition méthodique de tout ce qui fonctionnait, et en plus il leur faut écouter les bouffonneries des tarés sortis d’écoles de commerce qui leur expliquent comment devrait marcher la distribution du courrier alors qu’ils n’ont jamais vu un casier de tri de toutes leurs chères études. Ça ne va jamais assez vite pour eux. Le petit personnel coûte toujours trop cher. Foutre en l’air des choses qui tenaient debout est plutôt rapide. Ils sont contents de leurs résultats : ils démolissent bien, ces salauds. (Patrice)
Olga, une SDF au grand coeur présentée à la fin du roman est le deuxième personnage que j’ai trouvé intéressant et touchant.
Il faut que les gens nous voient pour qu’ils se souviennent de toujours obéir. (Olga)
Despentes propose donc un roman haletant, qui montre beaucoup d’empathie pour ses personnages. Sa capacité d’analyse et d’observations me semblent exceptionnels et inédits. Le premier tome s’achève avec un Vernon Subutex devenu SDF qui touche définitivement le fond. Ce roman est une belle claque à laquelle je ne m’étais pas préparée et qui donne envie de lire la suite, assurément.