Je me suis procuré dernièrement cette série de bande dessinée qui n’a pas cessé de me hanter depuis que je suis gosse. J’avais été perturbé à l’époque par une histoire, un ton général et des choix graphiques qui m’avaient déjà semblé à l’époque particulièrement étranges et malsains pour des enfants. Une relecture attentive de ce chef-d’œuvre de la bande dessinée belge m’amène à formuler quelques commentaires sur cette série composée de quatre tomes: « De l'autre côté du masque » (1987), « Les Chasseurs dans la nuit » (1989), « Le Prince des larmes sèches » (1990) et « Les Ailes de Naxmaal » (paru en 1991, ce tome est considéré indépendant des trois premiers qui forment une histoire à suivre).
Gervais est un petit garçon qui joue un après-midi à l’avion avec un camarade. Cet avion s’envole un peu trop loin, et atterrit dans une maison lugubre dont une des pièces est couverte de nombreux masques étranges doués de parole. Un de ces masques demande à Gervais de le sauver de son maître cruel. Gervais décide de le rapporter chez lui. Ce masque est magique, Gervais est incité à le porter à son visage par celui-ci. Il se retrouve dans la peau de Gaspard, un jeune homme issu d’un monde fantastique où se fabriquent les rêves et les mythes des êtres humains. Prisonnier du masque, Gervais ne retrouvera jamais au cours de la série son personnage de petit garçon. Il évoluera en tant que Gaspard de la Nuit dans un monde cruel et moyenâgeux, où des jouets, des licornes et des elfes sont des esclaves pris en étaux de guerres de pouvoir. L'univers parallèle qu'il découvre est divisé en deux castes : les humains et le petit peuple de la nuit. Gaspard, grand rêveur et idéaliste, va vite choisir son camp...
Cette série qui semble démarrer de la même manière qu'un « Quicke et Flupke » d’Hergé (Johann De Moor a travaillé sur l’adaptation animée de cette série), se transforme parfois en un cauchemar graphique où l’influence de Jérôme Bosch est indéniable. Le titre de la série est inspiré d’un poème homonyme d'Aloysius Bertrand. Ces références sophistiquées et matures proposent au lecteur un univers relativement adulte pour une série pour enfants. Le style graphique évolue beaucoup d’un tome à un autre. Celui-ci démarre en ligne claire au début de la saga et rappelle Hergé (Johann De Moor en a été l’assistant). Il semble initialement un peu faiblard et faussement enfantin, mais la couleur et le dessin s’améliorent graduellement. Pour finir sur des scènes de fête d’une richesse folle.
Gaspard évolue dans un univers parfois cruel, fantasmagorique et cauchemardesque, mais aussi féérique et poétique. Au cours de son aventure il découvre le pouvoir du parfum dans le désert des Larmes Sèches, rencontre l’amour (amour déçu pour Cara, et inavoué pour Bali), des personnages hauts en couleur et attachants (le parfumeur Maître Hadouche qui devient son professeur), mais aussi d’une cruauté incroyable (le masquereur Satrape, le Duc). Stephen Desberg fait preuve d’une belle inventivité dans sa narration et ses personnages, et la collaboration avec Johann De Moor produit un imaginaire d’une richesse folle.
Mais je maintiens néanmoins mon impression de jeunesse: cette série me semble vraiment inadaptée aux enfants. Cette œuvre est finalement assez bâtarde par la maturité de ses thèmes, la cruauté et la violence générale de l’univers et cet aspect et ce format graphique faussement enfantin. Cette série m’a replongé dans des cauchemars d’enfance que j’avais refoulé. J’ai même eu du mal à retrouver le titre de la série tellement je l’ai lue jeune et que son souvenir s’était perdu dans ma mémoire. Cette nouvelle plongée dans cet univers cauchemardesque en tant qu’adulte me laisse exactement le même ressenti de malaise que lors de ma première lecture. Mais je garde néanmoins cette série parce qu’elle m’apparaît incroyablement riche et originale par rapport aux standards de la bande dessinée franco-belge pour enfants.