Petit Rouge

Commentaires sur la société du spectacle - Guy Debord

01/06/2020

TAGS: debord, situationnisme, essai

Je dois surtout prendre garde à ne pas trop instruire n’importe qui.

Je me suis décidé à relire ce livre, puisque je m’étais convaincu qu’il était plus clair et synthétique que son œuvre phare « La Société du spectacle ». Dès le départ Debord donne une définition sensée du spectacle, ce qui manquait cruellement à son opus:

En 1967, j’ai montré dans un livre, La Société du Spectacle, ce que le spectacle moderne était déjà essentiellement : le règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne.

Les premiers chapitres sont l’occasion pour Debord de mettre les choses au point, et en particulier de nier en bloc l’amalgame commun qui associe par défaut le spectacle au médiatique. Comme le rappelle la définition précédente, il apparaît clair que ce concept ne se cantonne pas uniquement à la communication de masse.

Ainsi le spectacle ne serait rien d’autre que l’excès du médiatique, dont la nature, indiscutablement bonne puisqu’il sert à communiquer, est parfois portée aux excès.

L’obscurité des concepts qui était si insupportable dans « La Société du spectacle » devient ici limpide. A propos du spectaculaire concentré et diffus, Debord énonce:

La première, mettant en avant l’idéologie résumée autour d’une personnalité dictatoriale, avait accompagné la contre-révolution totalitaire, la nazie aussi bien que la stalinienne. L’autre, incitant les salariés à opérer librement leur choix entre une grande variété de marchandises nouvelles qui s’affrontaient, avait représenté cette américanisation du monde, qui effrayait par quelques aspects, mais aussi bien séduisait les pays où avaient pu se maintenir plus longtemps les conditions des démocraties bourgeoises de type traditionnel.

Mais entre-temps, et après une vingtaine d’années d’analyse et d’observations (« La Société du spectacle » est paru en 1967), il décrit une troisième mouture spectaculaire: la forme « intégrée » qui sera essentiellement décrite dans cet ouvrage. Cette forme est présentée comme une combinaison des deux précédentes, Debord anticipant la chute du bloc soviétique, inévitable en 1988. Elle est synthétisée comme suit:

La société modernisée jusqu’au stade du spectaculaire intégré se caractérise par l’effet combiné de cinq traits principaux, qui sont : le renouvellement technologique incessant ; la fusion économico-étatique ; le secret généralisé ; le faux sans réplique ; un présent perpétuel.

Le premier point rappelle sans aucun doute le « système technicien » de Jacques Ellul, ainsi que la critique de Günther Anders. Le dernier point évoque « la fin de l’histoire » de Francis Fukuyama. Il développe plus loin la falsification généralisée, qui confine d’ailleurs à un questionnement paranoïaque de la réalité, comme Philip K Dick s’est évertué à le faire dans la globalité de son œuvre.

En évoquant le gouvernement parallèle de la loge P2 en Italie, Debord enchaîne avec une fulgurante intuition sur le pouvoir grandissant de l’état profond. Il s’inquiète de l’emprise ahurissante de l’Etat sur nos vies en citant allègrement « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » de Marx (étonnante coïncidence, je viens d’achever la lecture de « Les Luttes de classes en France au XXIe siècle » d’Emmanuel Todd). Une autre intuition géniale sur le rôle du terrorisme intervient dans la foulée (« Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. »). Le terrorisme (l’histoire a si souvent donné raison à Debord depuis) permet aux gouvernements de rendre acceptable n’importe quelles mesures pour contrer cet ennemi bien utile.

Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique.

Le spectacle apparaît donc comme un gigantesque système de manipulations. L’usage de la psychologie de masse et le maintien de l’ignorance garantit la soumission des populations. La société en devient décadente. Cette clairvoyance sur l’ignorance et la bêtise grandissante des populations (« ... ils sont même fort dépourvus de la simple capacité de se guider sur les vieux instruments imparfaits de la logique formelle. ») me rappelle encore une fois l’ouvrage de Todd situé plus haut (ce dernier ne le remarquant que bien plus tard).

Écologie et crise sanitaire. Désinformation et histoire secrète. Mafia et organisations parallèles. Conspirations et complots. Debord aborde tous les sujets, et synthétise les problèmes à venir avec une incroyable clairvoyance et une bonne dose d’érudition (il est toujours agréable et rassurant qu’un auteur dévoile ses sources et influences).

Depuis que l’art est mort, on sait qu’il est devenu extrêmement facile de déguiser des policiers en artistes.

Cette dernière remarque fait écho à mes récentes lectures, George Orwell (« All art si propaganda ») et Serge Guilbaut en particulier. Derrière chaque artiste se cache un flic, prêt à juger ou imposer une norme. Relayé par les médias, il est aujourd’hui flagrant qu’une police du goût se drape derrière une prétendue liberté de ton ou d’expression.

Ces commentaires sont sont suivis par la préface à la quatrième édition italienne de « La Société du Spectacle », qui m’est apparue plus anecdotique. Il y rappelle néanmoins le rôle de la théorie et de l’usage pratique de la subversion dans le processus révolutionnaire. Et en particulier sur l’attitude à adopter dans cette démarche (« Évidemment, si quelqu’un publie de nos jours un véritable livre de critique sociale, il s’abstiendra certainement de venir à la télévision »). Je l’ai lue en diagonale. Elle évoque spécifiquement le contexte terroriste en Italie et complémente finalement assez bien les « Commentaires ».

Il y a tellement de citations à extraire de cet ouvrage. Cette lecture me réconcilie avec Debord, qui m’avait tant dégoûté dernièrement lorsque j’ai relu « La Société du spectacle ». Comment expliquer cette limpidité en 1988 ? Il me semble que le contexte de cette décennie n’est plus favorable au jargon marxiste (l’effondrement symbolique de l’URSS avec la catastrophe de Tchernobyl en 1986 et la chute du mur de Berlin étant imminente). Je suppose de plus que les concepts étaient encore nébuleux dans la tête de Debord. Si l’on repense encore une fois à la maxime de Boileau, cela ne me fait aucun doute. Quelques décennies plus tard, Debord confirme une intuition géniale, qui aurait pu rester un concept creux voué à l’oubli sans ces « Commentaires ». Cette lecture n’est pourtant pas évidente, mais les passerelles avec Ellul et Zinoviev en particulier valident et clarifient d’autant plus la théorie de Debord.

Ce livre visionnaire est d’une actualité folle. Il s’en dégage néanmoins un pessimisme particulièrement perturbant. Le ton général de l’ouvrage ne donne jamais vraiment de raison d’espérer la liberté et la transcendance. Même si je suis séduit par ces analyses, il m’est difficile d’admettre que le spectacle est si puissant qu’il ne peut plus être détruit par aucune force révolutionnaire. Todd, dont le travail ne s’appuie évidemment pas sur les mêmes données et méthodologies, laisse entrevoir une lueur d’espoir. Même si sa tendance générale est pessimiste sur le court-terme et optimiste sur le long terme. Debord m’est apparu au cours de cette lecture résigné, désenchanté, sans illusions et déprimé. Son suicide en 1990, quelques années seulement après la parution de ce livre, semble confirmer cette impression.