Car les ultrariches sont aussi souvent des benêts, ainsi que l’avait si bien senti Lénine.
Cela faisait longtemps que je n'avais pas lu un ouvrage d'Emmanuel Todd. J'avais gardé un bon souvenir de son essai « Après l'Empire » sorti en 2002. Personne ne semblait pouvoir le mettre en échec à l'époque. Franck Lepage citait "Les Luttes de classes en France au XXIe siècle" dans un de ses articles. Il y est apparemment question de la dérive fasciste du pouvoir de Macron et du déclin français.
Le problème auquel la France doit actuellement faire face n’est pas la montée des inégalités. C’est la baisse du niveau de vie.
Todd s’appuie comme toujours sur des données démographiques pour parvenir à cette conclusion. Il met en doute les statistiques de l’INSEE, selon lui sous contrôle idéologique d’état. Il analyse les différents plans conscients (le métier, le travail) et subconscients (l’éducation) pour mettre en évidence une régression française. La régression semble pour Todd prendre plusieurs formes et toucher tous les pans de la vie. En particulier l’éducation.
La stratification éducative favorise une vision de l’art élitiste et narcissique. Elle explique qu’on soit passé de Balzac, Zola, Hugo à Catherine Millet, Philippe Besson, Christine Angot.
Les diplômes du supérieur apparaissent dévalués, l’accès aux études supérieures étant de plus en plus calqué sur un modèle à l’américaine. « Les diplômes s’achètent » et servent surtout à produire de la stratification sociale, et donc produire des inégalités. Cumulés, ils provoqueraient de plus une déficience cognitive. Les grandes écoles scientifiques semblent épargnées, ce n’est pas le cas de l’ENA et de Science-Po.
Le diplôme vaut quelque chose même quand il ne vaut rien. Même dépourvu de contenu intellectuel, il est un titre donnant accès, dans un monde désormais stratifié et économiquement bloqué, à des emplois, des fonctions, des privilèges. Le diplôme est devenu, dans une société où la mobilité sociale a dramatiquement chuté, un titre de noblesse.
Cette course aux diplômes s’accompagne paradoxalement d’une dégradation du niveau de vie des cadres. Le diplôme ne prépare plus à une élévation de l’esprit, il permet selon Todd de se conformer à un marché du travail qui ne requiert pas grand usage de l’intellect. La France s’enfonce sûrement dans l’idiocratie, la méritocratie l’a accentué.
Todd poursuit son analyse en reprenant ses théories sur la cellule familiale. Il remet en question ses précédentes conclusions. Il distingue deux types de systèmes familiaux qui dessinent deux types de caractères: l’un anarchiste et l’autre discipliné, qui pendant des siècles ont été complémentaires. Mais la mobilité nationale a provoqué quelques décennies un re-découpage de ces structures familiales, que Todd analyse à partir du taux de fécondité. J’avais déjà lu ces théories dans les précédents ouvrages de Todd, une piqure de rappel était la bienvenue. Il en arrive par là-même au terrain miné de l’immigration et constate une ré-communautarisation des populations Maghrébines, en évaluant la stagnation du nombre de mariages mixtes en France. Ce sujet permet à Todd de neutraliser l’inexplicable et extrême polarité du discours sur l’immigration en France: les théories du Grand Remplacement et l’aveuglement total sur les mutations provoquées. Son discours apparaît nuancé et intelligent.
Il réhabilite prudemment et intelligemment le marxisme, le titre même de l’ouvrage de Todd étant un appel du pied sans ambiguïté.
Marx est le bon modèle tout simplement parce qu’il n’a pas peur de son ombre : il suit son instinct, il a l’audace, le génie des coups d’œil ravageurs. La façon dont il explique que les mœurs dépravées de l’aristocratie financière et du lumpenprolétariat se ressemblent et que, aux deux bouts de la société, on trouve le même type de pourriture morale est fabuleuse. Même chose pour sa description des dilemmes de la petite bourgeoisie. Et comment ne pas frémir, en 2019, lorsqu’on lit, dans sa préface de 1869 : « Je montre, au contraire, comment la lutte de classes en France a créé des circonstances et des conditions qui ont permis à un médiocre et grotesque personnage de jouer le rôle de héros. » Nous vivons dans la France d’Emmanuel Macron et cette phrase est pour nous. Elle montre qu’inévitablement la méthode de Marx va nous mener quelque part.
Il réajuste donc le propos de Marx, en remarquant néanmoins la perte de vitesse et l’absence de poids électoral du milieu ouvrier. Au bénéfice d’une classe moyenne appauvrie elle aussi, en perte de repères, atomisée. J’ai par contre été surpris par sa défiance envers le concept de narcissisme de Christopher Lasch et la « common decency » d’Orwell chère à Michéa:
Je montrerai que l’utilisation de la notion de common decency, tirée d’Orwell, si présente dans le discours des jeunes contestataires, de droite et de gauche, de l’ordre établi, résulte d’une fondamentale erreur de perspective historique sur l’anthropologie du monde ouvrier des années 1880-1939.
Todd semble minimiser, de manière contre-intuitive, le narcissisme de nos sociétés modernes. Autant je peux admettre que la « common decency » d’Orwell puisse être dépassée, autant j’ai du mal à admettre que Lasch puisse se tromper. Mais cette défiance m’amènera à relire « La Culture du narcissisme ». Todd réfute surtout chez Michéa son populisme, ainsi que le caractère moralisateur de Lasch. C’est bien évidemment ce qui me séduit chez eux, bien que je n’envisage pas à titre personnel un retour à l’ordre moral. Mais je crois que le changement passe par une réévaluation d’une décadence des mœurs qui me semble pourtant flagrante. Je peux comprendre la défiance de Todd par rapport à Michéa qui est relayé par une frange de l’extrême-droite. Mais j’ai quand même le vague sentiment que Todd élude une vérité essentielle de la décadence post-moderne.
La deuxième partie de cet essai est consacrée à la soumission de la France à l’Europe. A partir du traité de Maastricht la souveraineté française disparaît progressivement, jusqu’à l’arrivée de la monnaie unique. L’Allemagne est, pour Todd le grand vainqueur de cette longue gestation vers l’euro. Quasiment incapable de clairvoyance, la classe dirigeante française a scellé son propre tombeau en 1992 en acceptant un traité anti-démocratique. La classe dirigeante est à partir de la gouvernance Chirac la plus menteuse que la France ait connu. Les promesses électorales sont aussitôt bafouées, la classe dirigeante s’enfonce dans la comédie. Et c’est à ce moment-là que l’épouvantail Front National intervient:
Mais, divine surprise : l’installation permanente du Front national dans le système politique français offre alors à nos classes dirigeantes une nouvelle fausse virginité démocratique. Occupées à détruire la démocratie en pratique, elles peuvent quand même désormais parler sans cesse de la défendre contre Satan.
Todd relève la collaboration des élites françaises à l’établissement et au renforcement d’une bureaucratie européenne qui dépossède la France de sa souveraineté. Todd parle de « Grande Comédie » mais au fond ça fait froid dans le dos. Le traité constitutionnel européen a été signé malgré un refus assez net au référendum. Cet événement est le signe le plus remarquable de la dissociation entre les élites et le peuple, signe aussi que la France n’est plus maître de son destin. Les seuls moments où les dirigeants français semblent avoir emprise c’est sur l’établissement d’une guerre ethnico-religieuse vis à vis des arabes et musulman (Sarkozy et le kärcher, Hollande avec Charlie).
Todd arrive finalement sur le cas Macron.
La victoire de Macron démontre, en un sens, qui est le vrai patron en France : l’État libéré des partis, plutôt qu’un capitalisme sous perfusion. Le plus vraisemblable est donc qu’à travers Macron nous avons vécu l’arrivée directe au pouvoir de l’État devenu un acteur politique autonome.
Il est donc ainsi question de l’Etat Profond, dont je croyais le monopole du terme réservé aux complotistes.
Dans la mesure où le Front national n’a aucun projet national positif, nous pouvons désormais affirmer que le macronisme, c’est d’une certaine façon la négation d’un zéro.
Par un tour de passe passe statistique Todd nous confirme ce que l’on savait déjà. Le vide intersidéral a fait élire Macron, candidat sans programme. Les électeurs de Macron ont voté pour lui majoritairement dans un vote de défiance envers l’extrême-droite représentée par Le Pen en 2017. Ils n’ont même pas pris la peine de valider son programme (il s’agit ici du même constat que Begaudeau dans « Histoire de ta bêtise »). Dans cette section intéressante, ce n’est pas seulement Macron qui prend cher, c’est aussi toute la classe politique que Todd conspue pour ne pas être en mesure de proposer de solutions pour contrer un candidat dont le contenu est vide.
Avec les rêves néolibéraux de Macron, dignes des années 1980, les fantasmes ethniques de Le Pen, l’auto-hallucination de Fillon en incarnation de la droiture, l’insoumission de Mélenchon qui veut sortir du capitalisme mais pas de l’euro, la France a véritablement atteint le degré zéro du sérieux politique.
Todd considère la France comme étant en régression. Cette décadence s’accompagne pour lui d’un sadisme des élites envers le peuple français. Ce constat me rappelle la thèse centrale de Salò de Pasolini, ainsi que ses commentaires autour du film. Les élites n’ont plus aucun poids positif dans la société et la violence qu’elle utilise (contre les Gilets Jaunes en particulier) ressemble à s’y méprendre aux constats de Pasolini sur un pouvoir qui n’a plus aucun but.
Todd approuve donc logiquement et avec bienveillance le mouvement des Gilets jaunes. Il rappelle l’usage inconsidéré de la violence policière, explique l’absence relative des banlieues à ce mouvement. Se refusant toutefois, comme il a été vu plus haut, à considérer ce mouvement explicitement populiste. Sa prise de position apparaît plus subtile et s’articule en quelques chapitres. Il remarque finalement que le mouvement a de plus été complètement discrédité par le pouvoir en l’assimilant à l’antisémitisme. Cet aspect étant une grossière manipulation du gouvernement et des médias grand public. Cet « antisémitisme 2.0 » est selon lui bien réel, mais instrumentalisé et n’est pas spécifiquement français.
Hypothèse : sur le plan systémique, consciemment ou inconsciemment, le macronisme, accoucheur dans un premier temps de la nouvelle lutte des classes, prend peur et désigne ensuite, à la vindicte populaire, plutôt que les riches qui viennent d’être libérés de l’ISF, les Juifs. Tout en prétendant les défendre.
Il conclut son essai en esquissant un graphe du mépris fort interessant: le juif imaginaire d’en haut méprise l’aristocratie stato-financière, qui elle méprise les CPIS, qui eux méprisent le prolétariat, qui méprise les immigrés maghrébins. Et ces derniers méprisent un juif imaginaire. La boucle est bouclée. Cette conclusion m’a par contre donné le sentiment que Todd s’écoutait un peu parler. Même si je me plais à lire ses remarques personnelles et prises de position. Est-ce anodin qu’il évoque Lénine à la toute fin de son ouvrage pour rappeler qu’il manquait au Gilets jaunes un parti, structuré par des cadres ? Il me semble évident que Todd souhaite l’être, et l’est peut-être même d’ailleurs un peu puisqu’il échafaude dans les dernières lignes une esquisse de programme politique prospectif.
J’ai eu le sentiment en cours de lecture de relire « Fondation » d’Isaac Asimov. Le déclin de l’Empire, sa régression intellectuelle, le retour de la barbarie, de l’ignorance et de la bêtise. L’objectif de Todd est ambitieux. Il cherche à produire une synthèse des années 1992 à 2019, et se fendre d’une prévision sur le futur de la France. L’ouvrage est parfaitement structuré, très didactique et agréable à lire. J’ai parfois douté par contre de son usage de la statistique. On sent qu’il a voulu faire un effort de vulgarisation, mais ses moyens techniques me sont apparus trop limités. Même si je crois qu’il est allé jusqu’à l’analyse factorielle pourtant. Parfois même j’ai douté de son utilisation des pourcentages. Est-il cohérent d’analyser le vote Macron des professeurs agrégés qui sont insignifiants par rapport à la population totale ? Mais je me trompe peut-être et ça ne change pas grand-chose pour moi au final, je reste conquis par sa clarté et son mordant.