Petit Rouge

Dodes’kaden - Akira Kurosawa (1970)

17/04/2020

TAGS: kurosawa, social, cinéma

Dodes’kaden est le premier film en couleur de Kurosawa. Il est basé sur le livre « Une Ville sans saisons » de Shūgorō Yamamoto. Il est intéressant de noter que Kurosawa a déjà adapté au grand-écran deux autres œuvres de Yamamoto, à savoir « Sanjuro » et « Barberousse ».

Ce film raconte, sous forme de vignettes, les périples du quotidien d’habitants d’un bidonville. L’ouvrage de Yamamoto est composé de quinze récits, situés à différentes époques. Kurosawa choisit d’en garder huit. Le premier personnage présenté est Rokuchan, un doux-dingue qui se croit être le conducteur d’un tramway imaginaire. On y retrouve aussi deux amis alcooliques qui s’échangent leurs femmes, un père et son fils vivant dans une voiture, une jeune fille et son oncle satyre, ainsi que d’autres personnages tout aussi démunis que les autres. Tous ces protagonistes semblent coupés du monde et cohabitent dans une misère extrême.

Dodes’kaden présente une descente dans les bas-fond, où l’espoir n’a plus vraiment sa place et est parfois même remplacée par la folie. Le bidonville semble coupé du Japon industriel et développé d’après-guerre. Quelques rares personnages effectuent des excursions dans ce monde développé, mais s’en retournent la nuit tombant au bidonville. Kurosawa filme la misère, avec ses vices et ses vertus. Dans la même veine on peut se rappeler de « Affreux, sales et méchants » d’Ettore Scola, sorti plus tard en 1976, pour sa représentation d’un bidonville romain. Mais contrairement à ce dernier, « Dodes’kaden » est plus nuancé par l’humanité qu’il met parfois en avant chez certains de ses personnages. Les rêves du père qui n’arrive plus à subvenir aux besoins de son fils sont nourris de l’espoir d’un meilleur lendemain. Le délire de Rokuchan pilote de son tramway invisible permet à Kurosawa de décrire un autre moyen de contrer la misère. Mais le rêve peut aussi se transformer en cauchemar et les fantasmes d'une maison idéale du père l'absorbent tellement qu'il ne réalise pas que son fils se consume à petit feu en mendiant en ville pour lui. Rokuchan s'imagine en conducteur de tramway pour échapper à la folie plus sérieuse de sa propre mère. L’imaginaire et la folie sont donc pour Kurosawa les seules échappatoires possibles à ce désespoir extrême des laissés pour compte, qui ne bénéficient d’aucun soutien du monde extérieur. Malgré les drames (la mort du fils, le viol de la jeune fille par son oncle), la vie continue et le film s’arrête où il a commencé: en revenant sur Rokuchan et son tramway. Seule lueur d'optimisme dans ce film: la capacité à rebondir et aller de l'avant malgré les circonstances.

La couleur du film est souvent criarde et expressive. Elle renforce bien souvent les moments clés des différentes vignettes. L’aspect grotesque des maquillages ajoute de l’expressivité au jeu des acteurs (c’est en particulier vrai pour le père et le fils à leur plus grand moment de détresse et de famine). La couleur, que Kurosawa a tant tardé à adopter, est très contrastée et permet d’accentuer la vitalité et l'humanité de ses personnages.

Malmené par la critique, ce film a de plus été un échec commercial au Japon, qui propulsera Kurosawa dans une sévère dépression. « Dodes’kaden » est pourtant un film d’une profonde humanité. Bien que très désespérée, elle permet à Kurosawa de s'inscrire définitivement dans la critique sociale et la défense des laissés pour compte. Elle fait écho au cinéma néo-réaliste italien qui n’oublie pas le petit peuple. Sorti du désespoir après une tentative de suicide en 1971, il ne reviendra derrière la caméra que cinq années plus tard pour réaliser un autre chef-d’œuvre, couronné aux Oscars: « Dersou Ouzala ».