Petit Rouge

Comment New York vola l’idée d’art moderne - Serge Guilbaut

13/03/2020

TAGS: guilbaut, essai, art, histoire

Cité comme référence dans « Maos » de Morgan Sportès, ce livre publié en 1983 a suscité mon intérêt. J’ai longuement tardé à me le procurer et même à oser le lire, tellement il m’apparaissait pointu. Étant violemment réfractaire à l’expressionnisme abstrait et aux formes d’art qui lui ont succédé, je cherchais à me documenter sur les raisons du succès de ce courant artistique. Je me sens absolument incapable de juger une œuvre d’art autrement que par une évaluation esthétique intuitive. Il m'est déjà difficile d’accepter Picasso comme un génie, bien que je puisse parfois être séduit ponctuellement par quelques œuvres par ci par là. J’ai toujours considéré que l’art devenait de plus en plus décadent à partir du début du vingtième siècle, même si je suis capable de reconnaître parfois un certain talent pictural chez certains artistes modernes, en particulier chez les surréalistes (Yves Tanguy, Max Ernst, René Magritte). Je n’ai par contre jamais compris Pollock et Rothko, qui m’ont toujours donné le sentiment d’être illégitimes, incroyablement surfaits et dénués d’un quelconque talent tant le manque de maîtrise technique chez eux m’apparaît flagrant. Aussi ce livre m’a semblé être intéressant pour tenter de comprendre le plébiscite, puisque je savais d’avance (et l’introduction me l’a vite confirmé) qu’il fallait en trouver les explications dans le contexte historique qui voit émerger ce courant. Ce que je cherche en particulier dans cette lecture, ce sont des arguments solides qui confirmeraient l’affirmation de Baudrillard quand il déclare en 1996 dans L’humanité que « l’art contemporain est nul ». Il m’a semblé important de valider son propos car l’art m’est toujours apparu comme un baromètre pertinent du niveau de décadence d’une société.

Dès l’introduction, Guilbaut élude toute tentation complotiste:

Il ne faut pas croire non plus que l’expressionnisme abstrait ne s’imposa qu’à la faveur d’une sombre manipulation, ou d’une conspiration quelconque de la part d’un groupe de critiques d’art, de musées et de politiciens. Un mouvement artistique ne s’impose que si les valeurs qu’il met en forme recouvrent une réalité, suscitent un écho véritable dans une partie du public.

Il défonce pourtant dans l’introduction les critiques qui ont dès le départ occulté les dimensions politiques et historiques permettant l’émergence de l’expressionnisme abstrait. Rien que le titre du livre est une provocation visant la critique d’art, et largement encore. Guilbaut entend donc remettre des éléments de contexte en s’appuyant sur l’idée de « l’utilisation de la peinture expressionniste abstraite en tant qu’arme de propagande ». Il termine son introduction en citant cette phrase incroyable, lourde de sens et absolument lapidaire compte tenu du sujet, et qui renforce le titre provocateur de l’ouvrage en dévoilant sans aucune ambiguïté l’opinion de Guilbaut concernant cette forme d’art:

L’Amérique est le seul pays au monde qui soit passé de la barbarie à la décadence sans avoir jamais connu la civilisation.

Guilbaut relate l’attraction initiale des intellectuels et artistes américains au Front Populaire d’inspiration communiste du début de vingtième siècle, puis la progressive dé-marxisation de cette intelligentsia. Celle-ci apparaît être presque plus clairvoyante que celle de Paris au sujet du totalitarisme soviétique, en particulier au moment de l’excommunication de Trotsky du Parti Communiste. On apprend donc l’existence inédite d’une mouvance communiste aux Etats-Unis qui, distante des remous de l’extrême-gauche Européenne, se dissocie peu à peu du dictat communiste sur le rôle de l'artiste comme être révolutionnaire. Toute l’ambiguïté des artistes de cette période, et pas uniquement des Américains, tient à la difficulté de se positionner politiquement compte tenu des dissensions internes qui agitent le PC avant la seconde guerre mondiale. Le rôle de l’artiste et sa place dans la société y sont constamment remis en cause. On ressent une certaine forme d'admiration des intellectuels américains envers l'intelligentsia parisienne, mais elle s'estompe peu à peu pour s'orienter vers une définition de l'artiste plus individualiste (et donc libéré de toute idéologie qui pourrait obstruer son œuvre). La fracture semble s’effectuer précisément pendant la seconde guerre mondiale. L’artiste doit se positionner et la toute-puissance de Paris dans le domaine artistique est ébranlée par sa proximité au théâtre des opérations. J’y retrouve quelques figures politiques américaines qui me semblent avoir été évoquées dans le travail de Lasch et Michéa, John Dewey par exemple. Les mouvements artistiques abstraits aux États-Unis sont pendant la seconde guerre dans un état de confusion qui, bien qu’influencés par Trotsky, se dirigent tout droit vers un relatif apolitisme au nom de la liberté individuelle de l’artiste.

La peinture, en somme, c’était la France. C’est pourquoi la critique était sans pitié pour une peinture américaine dans laquelle elle ne voyait qu’un dérivé de l’Ecole de Paris. Et d’ailleurs, comment l’art américain aurait-il pu être original, puisque Paris détenait toutes les clefs de la peinture ?

Les artistes américains auront donc mobilisé des efforts considérables pour se hisser au niveau d’excellence de l’art centralisé à Paris. Les « parisiens » reconnaissent et admirent le cinéma hollywoodien, mais dénigrent, sans doute à juste titre, l’art américain. On ressent déjà au début du vingtième siècle que la posture parisienne avec son arrogance si caractéristique ne tiendra pas. La certitude d’excellence de l’art développé à Paris devait être bousculée par les énormes moyens déployés aux Etats-Unis, et l’incroyable persévérance des artistes américains pour exister sur la scène internationale. Je suis partagé entre la satisfaction de voir Paris tomber de sa chaise, car sa prétention m’est insupportable depuis longtemps, et la pauvreté artistique de l’art américain. Si la souveraineté de l’art européen ne fait aucun doute, l’objectif d’universalité de l’art américain n’en est pas moins séduisant. On ressent dès le premier chapitre l’orgueil qui anime néanmoins les Etats-Unis pour se faire une place dans le domaine culturel. L’hégémonie américaine ne peut pas être qu’économique et militaire. La grandeur de ce pays doit aussi passer par une mainmise culturelle pour assoir sa domination mondiale. Ce qui explique vraisemblablement l’investissement du gouvernement américain dans la promotion et la diffusion de la culture américaine.

La capitulation française en 1940 et donc par là-même la défaite de Paris, couplé au malentendu américain sur la destruction de la culture par le fascisme laisse un boulevard à l’art américain pour prendre la relève et rayonner sur la scène internationale. Les Etats-Unis se voient propulsés pendant la guerre comme les derniers défenseurs de la démocratie dans le monde. L’instant est critique, et le poids qui pèse sur les épaules de ce pays va au-delà des simples considérations géopolitiques. L’Amérique est attendue dans le monde entier et aussi en particulier dans le monde artistique. Les expositions se multiplient à New York, les américains cherchent une spécificité qui leur est propre pour reprendre le flambeau du modernisme mis en échec par le nazisme à Paris.

La nouvelle culture serait apolitique: un apolitisme bien étrange quand on connaît le but de l’exposition des « Artistes pour la victoire », qu’on disait infiltrée par les communistes. Le rejet de la politique était, en fait, dans l’esprit de Newman, nécessaire pour accéder au modernisme.

Une réaction finit par éclater chez certains artistes issus du trotskisme et d’inspiration surréaliste, dont en particulier Rothko. Mal considérés par la critique, qui pousse pourtant en faveur de l’émergence d’une forme artistique américaine moderne, ces quelques artistes vont prendre la parole pour affirmer leur existence et leur liberté de création. Il est intéressant de noter qu’une des premières de ces manifestations oriente l’art moderne américain vers le primitivisme artistique:

C’est pourquoi nous professons une parenté spirituelle avec les primitifs et l’art archaïque. (Gottlieb, Rothko, Newman)

Ce qui apparaît chez ces derniers comme un manifeste embryonnaire de l’expressionnisme abstrait à venir semble s’inscrire dans une régression artistique sur la forme. Elle me semble uniquement moderne par l’individualisme qu’elle exprime. Cette tendance étant presque avant-gardiste par rapport aux bouillon idéologique encore très marqué par le communisme de l’époque.

Jackson Pollock commence à devenir populaire pendant la guerre. Il représente pour la critique ce qu’il y a de plus américain, une forme de liberté et de virilité qui le propulse sur la scène artistique. Se profile déjà à travers une de ses peintures remarquée l’excuse ultime du modernisme, qui se défile et bat en retraite quand il s’agit d’expliquer son œuvre:

She-Wolf existe parce que je devais le peindre. Toute tentative de ma part pour en dire quelque chose, de vouloir expliquer l’inexplicable, ne pourrait que le détruire. (Pollock, 1944)

Je vois cette déclaration comme le précepte à venir des artistes modernes, qui laisseront soin au spectateur d’absorber et d’interpréter lui-même une œuvre moderne.

L’art devenait marchandise, et la galerie, supermarché. On assistait à l’organisation d’un nouvel état de relation. Cependant, l’art permettait à sa nouvelle clientèle d’accéder au statut « d’homme cultivé ». L’acquisition par le grand nombre de toiles, objets uniques, recouverts des signes dépositaires de la marque du travail de l’artiste et en ce sens différents de l’illustration, qui représentait jusque-là l’expression populaire, témoignait du passage à la civilisation du superflu, du luxe, à la société de consommation.

Il est incroyable de constater que même en plein effort de guerre les Etats-Unis trouvèrent l’énergie de développer leur marché de l’art. Les ventes d’œuvres croissent sous une impulsion « nationaliste », les américains étants bien évidemment encouragés à consommer américain via une forte propagande publicitaire.

Les artistes vont évoluer politiquement, en passant pour certains du communisme au trotskisme, puis vers l’anarchisme individualiste. Leur art évoluera aussi avec leurs positions politiques. L’archaïsme prôné par Rothko en particulier entend bien faire table rase du passé après le choc de la bombe atomique.

Le point de mire, l’ennemi pour l’avant-garde de New York, c’était la tradition parisienne. Il faut garder cela à l’esprit si l’on veut comprendre la stratégie future de l’avant-garde. À ce moment-là cependant, personne n’était bien certain de la direction à prendre.

L’art, comme le monde d’après-guerre, est à reconstruire. New York sait à cet instant que Paris ne se relèvera que difficilement de ses cendres. Une économie commence à se créer autour de l’art américain, sous l’impulsion de la critique (Clement Greenberg) et de marchands (Samuel Kootz).

Ce mutisme de l’artiste d’avant-garde témoignait en partie de son aliénation face à un système de plus en plus kafkaïen et dans lequel l’art et la culture émergeraient comme des outils de propagande. L’artiste d’avant-garde qui refusait catégoriquement de participer au discours politique, en exacerbant son individualité afin de s’isoler, était utilisé par le libéralisme, qui voyait dans son individualisme une arme décisive contre l’autoritarisme soviétique.

New York est donc en concurrence frontale avec Paris. Le sentiment anti-américain est très fort dans la France d’après-guerre et les critiques d’art parisiens étrillent dans un premier temps l’expressionnisme abstrait de New York. Mais à partir du « sauvetage » de la France via le plan Marshall, ces mêmes critiques modèrent leur propos et commencent, avec une hypocrisie folle, à considérer plus sérieusement cette forme d’art. Le succès international est inéluctable, malgré les doutes et le pessimisme ambiant auxquels les artistes américains doivent faire face à partir de 1948, année qui marque les débuts de la guerre froide. Incapables de se positionner politiquement, ces artistes vont définitivement renoncer à leurs anciennes positions pour se réfugier et s’isoler dans l’individualisme. C’est sans doute en cela qu’ils sont réellement avant-gardistes. Ils vont épouser bien avant tout le monde cette absence d’idéologie qui perdure encore aujourd’hui. Ces artistes n’ont presque aucune idée à faire valoir, et même leur volonté de renouer à des mythes fondateurs apparaît comme un échec. Arrivé à la fin de cet essai historique, on ne peut que constater que les artistes de l’expressionnisme abstrait n’auront jamais vraiment réussi à définir un but précis, un sens véritable à donner à leurs œuvres. Seule une mécanique mercantiliste basée sur un vide semble avoir perduré jusqu’à aujourd’hui. L’art pictural dans sa globalité n’aura jamais vraiment réussi à dépasser ses doutes. L’essor de la bande dessinée et son acceptation progressive dans le monde de l’art académique est peut-être la seule véritable consolation du vingtième siècle.

Cet ouvrage est d’une érudition spectaculaire. Il synthétise un énorme travail de recherche historique et artistique. Mais il n’en est pas moins une lecture d’initié qui, bien que claire dans son écriture, est parfois difficile à digérer. Cet essai m’a permis de comprendre un peu mieux l’expressionnisme abstrait. Et même si elle ne m’a pas réconcilié avec cette forme d’art, elle m’oblige pourtant à tempérer un peu mon opinion tranchée. Je crois que les motivations initiales de l’avant-garde américaine étaient intéressantes. Leur quête d’universalité m’apparaît plus évidente et louable aujourd’hui. Mais pour autant, l’absence d’une fondation classique aux États-Unis explique vraisemblablement pourquoi l’expressionnisme abstrait prend son point de départ dans un art primitif qui n’implique pas la maîtrise technique. Et qui reste pour le coup très perturbant. Cette volonté d’universalité est compromise par l’abstraction. Ce courant artistique m’apparaît au final comme un échec cuisant qui semble être le point de rupture initial avec le public. L’émergence de ce marché d’art est évidemment suspecte par son origine même: elle ne pouvait naître qu’aux États-Unis. Ils ont réussi à créer une économie à partir d’un néant artistique et explique l’état dans lequel se trouve l’art aujourd’hui.