Petit Rouge

Croquettes - Jean-Christophe Menu

06/03/2020

TAGS: menu, bd

Je ne devrais pas céder à la tentation de chroniquer une bande dessinée aussi insignifiante que ces « Croquettes ». Mais elle m’a beaucoup interpellée, et m’amène à formuler quelques réflexions sur la bande dessinée indépendante que j’ai en tête depuis longtemps. C’est aussi l’occasion pour moi de revenir sur « Plates-bandes », le pamphlet de Jean-Christophe Menu, qui m’avait tant irrité à l’époque de sa parution en 2005.

Donc oui, ces « Croquettes » seront vite oubliées. J’ai trouvé le dessin bâclé, les histoires globalement assez futiles et dispensables. Elle contient des petits riens sur la musique à la sauce « Lock Groove » qui sauvent un peu du naufrage absolu, mais rien de bien original ou audacieux. Pendant toute la lecture de ce très bel ouvrage édité chez Fluide Glacial (Menu est bien entendu un énorme fétichiste), je n’arrêtais pas de penser à l’arrogance de son pamphlet et de me dire qu’il était probablement un meilleur éditeur qu’auteur de bande dessinée. Paradoxalement, j’ai deux exemplaires de « Lock Groove » dédicacés de sa main que je garderai précieusement. Je ne suis pas à une contradiction près.

Personnage pourtant incontournable dans le paysage de la bande dessinée, j’ai été marqué au fer rouge par sa préface de Comix 2000 à l’époque de sa parution, qui m’est apparue comme un véritable manifeste. Mais il a une incroyable arrogance et il y a beaucoup trop de mépris chez lui. Je ne sais plus trop quoi penser de sa pomme, j’avais trouvé la série « Lock Groove » très sympathique et pédagogique à leur parution. Le partage de son intéressante culture musicale sous forme de bande dessinée m’a semblé rafraîchissant à l’époque. Mais avec cet album on sent bien que Menu est à court d’idées, tourne en rond, racle les fonds de tiroir, et n’a sans doute pas le talent de ses prétentions. Il n’y a finalement que très peu d’innovation formelle dans son travail. Et l’autobiographie est très souvent inappropriée chez lui.

C’est un constat global pour une très grande frange de la bande dessinée indépendante, qui a explosé en particulier depuis les débuts de L’Association. Les œuvres narcissiques de ces auteurs m’apparaissent depuis longtemps incroyablement surfaites. Avec « Plates-bandes » Je trouvais le constat de Menu beaucoup trop injuste sur l’état général de la bande dessinée et je m’offusquais déjà à l’époque de son mépris pour le « 48CC », qui sentait la gerbe. Cela n’a pas tellement évolué quand je vois ces « Croquettes ». C’est presque du papier gâché à ce niveau. C’est amusant, car cet ouvrage démarre sur le compte-rendu de la sélection d’un prix du meilleur fanzine à Angoulême, et Menu décrit quelques unes des incroyables innovations de certains d’entre eux. Innovations que je n’ai jamais vraiment décelées chez lui depuis que je suis son parcours.

On séparera le bon grain de l’ivraie dans le futur et les sentences seront sans doute sans appel pour une grosse partie de la bande dessinée « indépendante ». Se voulant intellectuel et introspectif, le travail égocentrique de nombreux auteurs de cette mouvance (même très emblématiques comme Jean-Christophe Menu) vieillira sans doute très mal. Je ne vois pas qui pourrait acheter sérieusement les carnets de croquis de Lewis Trondheim ou de Joann Sfar dans le futur. Ces misérables ouvrages dégoulinants d’orgueil et de narcissisme finiront vraisemblablement dans les bacs à soldes ou d’occasion. Les boursouflures d’égo de ces auteurs n’apportent rien de vraiment constructif à la bande dessinée dans son ensemble. Je sauve un peu Jean-Christophe Menu malgré tout, car je crois qu’il restera dans les mémoires pour avoir fait prendre conscience qu’une autre bande dessinée était possible. Soit en exhumant des auteurs un peu oubliés comme Forest, soit en faisant émerger de réels talents de la narration graphique (Blutch, en partie grâce à son Petit Christian et Riad Sattouf pour sa série « La vie secrète des jeunes », minces exemples que j’ai en tête).

Je crois fermement qu’une grosse partie de ces auteurs tomberont dans les oubliettes de l’histoire le temps passant, et que l’on redécouvrira des petits bijoux de bande dessinée chez les auteurs 48CC dénigrés par Menu. Certes ces ouvrages suintent souvent la ringardise au premier coup d’œil, mais je perçois l’attitude intransigeante de Menu comme une grossière distorsion de valeurs. Il a une mémoire et une culture sélective qui m’amène à le considérer comme le chef de file d’une police du bon goût (chef déchu car il a perdu de sa superbe en tant qu’éditeur après son éviction de L’Association). La sélectivité est essentiellement une posture qui démarre dès l’enfance, sur des critères très subjectifs, à l’affect. Contrairement à Menu dans « Croquettes », je ne considère par exemple pas Gotlib comme un génie. Je ne vois pas son apport artistique dans la bande dessinée. Je le trouve trop lourdingue et pas si audacieux que cela sur la forme. Pareil pour Gébé, Wilhem, et bien d’autres encore. La réelle révolution de la bande dessinée n’est pour moi pas due à L’Association et ses satellites, mais à Métal Hurlant. Quand je regarde « Croquettes » je me dis que la bande dessinée a régressé tant sur le fond que sur la forme. Il y a beaucoup trop d’exemple à citer de l’époque Métal Hurlant, et qui ne soutiennent absolument pas la comparaison avec l’essor de cette bande dessinée indépendante. Et le temps fait son œuvre, personne ne remet en cause le talent de Moebius ou de Chaland aujourd’hui.

Je redécouvre depuis quelques années des auteurs de bande dessinée 48CC que j’avais complètement oublié. Presque refoulé tellement j’ai eu le nez dans le guidon de la bande dessinée indépendante. La série 48CC « Jimmy Tousseul » de Daniel Desorgher et Stephen Desberg m’apparait par exemple remplie de choix narratifs et graphiques douteux (sans doute à la limite de la faute de gout pour l’esthète qu’est Menu), qui peuvent alarmer aux premiers abords. Elle est pourtant pleine de bonnes intentions, parle très bien aux jeunes du racisme et de la colonisation, et offre tout simplement une aventure très divertissante même pour l’adulte que je suis aujourd’hui. Il me semble évident que cette forme de bande dessinée 48CC peut apporter bien plus au lecteur sur des sujets qui, soit construisent l’enfance, soit permettent l’évasion par l’imaginaire, que des riens narcissiques de soit-disant auteurs aux prétentions artistiques plus grosses qu’eux. Ou que même encore les escapades 48CC de Trondheim ou de Sfar, leur série Donjon par exemple, inachevée, est un très bel exemple de fourvoiement et de ratage. « Croquettes » donc, rapporte pour sa part des banalités parfois incroyables, comme la description de la collection de porte-clefs de Menu ou l’inventaire de ses bibelots aussi inutiles que l’histoire elle-même.

Les cartes n’ont toujours pas été redistribuées, et la bande dessinée indépendante garde jalousement sa posture mal méritée de catalyseur ou de fer de lance de la créativité dans cette forme d’art bien établie maintenant. Je n’arrive pas à étriller Jean-Christophe Menu jusqu’au bout. Je n’ai pas de clairvoyance particulière sur l’évolution de ce médium que j’aime inconditionnellement depuis mon enfance. Mais j’ai quand même peur qu’il se prenne une grosse baffe dans le futur. J’ai trouvé ces « Croquettes » d’occasion à un prix dérisoire chez Gibert Joseph. Et je comprends pourquoi, cette bande dessinée est attirante aux premiers regards car l’objet est bien fignolé mais sans contenu véritable. Et j’applique ce constat à tellement d’autres auteurs indépendants…