« Philippe Brenot explore des destinées hors du commun qui posent cette question centrale: la création puise-t-elle toujours sa source dans la souffrance intérieure ? Et le génie passe-t-il nécessairement par la démence ou l’accablement ? »
Ce livre recommandé par Rostain a bien évidemment détrôné tous les livres de ma file de lecture, compte tenu des circonstances. Il semblait inévitable d’aborder sérieusement le lien entre créativité et troubles psychiques, une fois l’acceptation du diagnostic faite et une relative stabilité retrouvée. L’exercice qui consiste à recenser les fous dans l’art et en déduire des axiomes sur le génie et la créativité n’est pas nouveau, et sert parfois au malade psychique à se rassurer sur sa propre condition. Ellen Forney, en tant qu’artiste bipolaire elle-même, est la première personne que j’ai lue à aborder de plein de fouet ce sujet dans sa bande-dessinée « Marbles » (« Une case en moins » en français). Je ne m’amuserai pas à énumérer ici les génies malades, ce que cet ouvrage fait fort bien. Il est facile de les retrouver.
Philippe Brenot est à la fois psychiatre et écrivain. Cette dernière casquette fait mouche, l’écriture pleine d’érudition est claire et maîtrisée, et non pas uniquement froidement clinique. Il définit tout d’abord le génie, puis la folie, en revenant sur l’acceptation de ces termes au cours des siècles. Le trait d’union entre ces deux notions arrive par la suite naturellement, ce constat étant posé depuis l’Antiquité avec Aristote en particulier.
Le travail de Brenot est minutieux. L’ouvrage est particulièrement bien structuré, le plan est très clair et les exemples tirés de la réalité sont à la limite de l’exhaustivité. Son plan dévoile la nature, les mécanismes, les limites et le secret du génie.
Beaucoup d’informations pourraient être retenues, de nombreuses citations extraites. Je retiens en particulier celle-ci:
Cette ambition mégalomaniaque est si haute qu’elle en est inaccessible. Le créateur, l’inventeur, le prophète, le conquérant, ou l’être de génie, est ainsi très souvent et paradoxalement malheureux, souvent déçu de l’image qu’il s’était faite de lui-même. Cette atteinte de l’intégrité, cette perte de l’illusion de toute puissance, en quelque sorte la problématique d’une enfance attardée, constitue une blessure du narcissisme et souvent le vrai moteur de l’œuvre.
Bénéficiant des dernières avancées médicales de son époque (l’ouvrage est paru en 1997, puis remis à jour en 2007), l’auteur élague les suppositions, hypothèses ou raccourcis qui ont perduré au cours des siècles sur la créativité remarquable des grands penseurs et artistes de l’épopée humaine. Certaines d’entre elles apparaissant presque proches de l’ineptie. Mais Brenot garde une attitude humble, son regard n’est que très rarement dans le jugement (il l’est sur la question du suicide, mais c’est bienheureux). Loin d’imposer des théories personnelles historiques ou psychiatriques, il interroge régulièrement le lecteur (« la musique protégerait-elle de la folie ? »), en lui laissant le soin d’apporter ses propres intuitions sur des points où plane le doute. Avec le bénéfice des découvertes récentes en matière de psychiatrie, il parvient à dresser un panorama convaincant de la folie de certains génies et de leurs caractéristiques en piochant au besoin dans des courants plus contestables comme la psychanalyse ou certaines biographies impartiales.
J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou noir, tout plein de vague horreur, menant on ne sait où (Baudelaire, Le Gouffre)
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt le diagnostic posé sur mon héros Antonin Artaud. Il a souffert, selon l'avis de Brenot, d'une violente schizophrénie aggravée par l'usage de drogues pour tenter de supprimer sa folie et trouver la paix intérieure. Artaud est un cas intéressant, il a connu des phases de paranoïa qui lui ont fait croire à un complot pour museler son génie.
La police qui avait installé des mitrailleuses autour de l’hôpital général et qui tirait sauvagement sur la foule pour empêcher sa libération. La bataille a duré plusieurs jours et il y a eu des milliers de morts (Rodez, 19 juillet 1943)
La souffrance psychique est sans doute l’aspect le plus important mis en avant dans cet essai. Brenot n’omet pas de le rappeler, le génie étant généralement considéré dans sa gloire, sa postérité, donc dans les versants les plus positifs de leur vie hors du commun. Un autre point a retenu mon attention: est-ce que la folie doit être soignée ? Le traitement des fous a bien évolué à travers les âges. Si le refus catégorique d'André Breton de soigner la folie peut éventuellement être comprise par les traitements rudimentaires du passé, la souffrance est réelle et doit à mon sens être traitée. Le problème étant que ce traitement est susceptible de lisser, de gommer, d'atténuer la fulgurance du génie. Je me suis moi-même posé cette question avec l'introduction du lithium. L'hypomanie est dans cet ouvrage identifié comme le moteur ultime de création.
Que peut-on finalement conclure ? On retrouve donc de la folie chez de nombreux génies. Mais l’auteur n’oublie pas de rappeler que l’inverse n’est pas vrai et que la folie n’implique évidemment pas le génie. Derrière la folie il y a d’innombrables personnes qui souffrent, sans jamais rien produire. Brenot achève son essai en évoquant le rôle du chaman, qui bousculerait par sa nature individualiste et anti-conformiste les sociétés primitives comme le font les génies. Ce parallèle inattendu est intéressant car il permet de situer le moteur du génie dans la globalité de l'histoire de l'homme.
Ma conviction personnelle à la lecture de cet ouvrage n’est pas bousculée. Sans être particulièrement génial, je me suis souvent reconnu dans les différents exemples de cet essai. Le traumatisme de la dépression, une fois dépassé, m’amène à penser que la folie est créatrice. L’inspiration qui s’ensuit est toujours surprenante. Il y a par contre un investissement et une motivation qui me fait cruellement défaut. Le génie étant selon Brenot un être qui s’investit et déploie une énergie hors du commun. L’enfantement d’une œuvre ou d’une théorie apparaissant souvent cathartique.
La seule critique que je puisse faire sur cet essai concerne l’absence notable d’artistes modernes. Les révolutions dans la pop culture ne semblent pas avoir été considérées sérieusement. Peut-être n’avons-nous pas encore suffisamment de recul sur ces personnalités récentes. Je pense en particulier à la musique populaire du vingtième siècle. Des génies modernes et révolutionnaires tels que Jimi Hendrix (« Manic Depression »), Kurt Cobain et bien d’autres étant complètement occultés pour se concentrer exclusivement sur la culture classique.