Petit Rouge

Le Journal du séducteur - Søren Kierkegaard

17/02/2020

TAGS: kierkegaard, essai, roman

Kierkegaard est un écrivain, poète, théologien, et philosophe danois, dont l’œuvre est considérée comme une première forme de l'existentialisme. Je ne connais absolument pas cet auteur qui semble avoir eu une grande influence sur Jacques Ellul, et dont l’œuvre couvre à la fois le champ philosophique et romanesque. "Le Journal du séducteur" m'avait été conseillé par mon érudit cousin et le titre du livre m’a tout simplement séduit. C’est idiot. Une véritable phrase d’accroche pour le lecteur en mal de confiance que je suis.

Le narrateur de ce livre retrace la séduction de Cordélia, une jeune fille, par Johannes, un séducteur expérimenté dont toutes les ruses, les méandres de la pensée nous sont en cette occasion dévoilés. À partir du journal de Johannes et de sa correspondance avec Cordélia, le narrateur expose cette forme de perversion qu'est la séduction. Plusieurs styles d'écriture sont ainsi esquissés par Kierkegaard pour permettre au lecteur de distinguer et d'appréhender la personnalité de Cordélia, un peu de celle du narrateur, mais surtout de celle de Johannes.

Johannes apparaît très vite comme un énorme manipulateur. C'est un charmeur cultivé avec une énorme compréhension et maîtrise de la psychologie. Cela se ressent dès le départ. Il part en chasse, il cherche constamment une proie, une belle jeune fille. Il est ce que l’on appellerait aujourd’hui un "stalker". Mais il est bien plus que cela, c’est un esthète, un artiste dont la vie est une œuvre. Il dispose d’une panoplie de ressorts psychologiques pour parvenir à ses fins. Par exemple la mise en application du célèbre adage « fuis moi je te suis, suis moi je te fuis ». Johannes est un maître en matière de séduction qui planifie très en amont son œuvre de vie. Pour séduire Cordélia, il attire tout d’abord l’attention de sa tante qu’il charme. Il manipule ensuite Édouard, un de ses prétendants piètre séducteur qui est grossièrement amoureux d’elle. Pour finir par la demander en mariage après plusieurs jours de planification et de patience.

Quand au premier coup d’œil une jeune fille me fait une impression assez profonde pour provoquer l’image de l’idéal, en général la réalité n’est pas particulièrement désirable

Johannes recherche chez la jeune fille un idéal de pureté et d’innocence. Ce qu’il y a d’excitant dans la séduction c’est la chasse. Une fois qu’on a réussi à mettre le grappin sur une femme c’est tout de suite moins intéressant. Ce livre est du coup très perturbant pour moi. Surtout qu’il y a chez Johannes une incroyable misogynie, et peut-être aussi du coup chez Kierkegaard. La preuve:

Qu’est-ce qu’une jeune fille peut craindre ? L’esprit. Pourquoi ? Parce que l’esprit constitue la négation de toute son existence féminine.

Johannes se justifie:

Je suis un esthéticien, un érotique, qui a saisi la nature de l’amour et le connaît à fond, et qui me réserve seulement l’opinion personnelle qu’une aventure galante ne dure que six mois au plus, et que tout est fini lorsqu’on a joui des dernières faveurs. Je sais tout cela, mais je sais en outre que la suprême jouissance imaginable est d’être aimé, d’être aimé au-dessus de tout. S’introduire comme un rêve dans l’esprit d’une jeune fille est un art, en sortir est un chef-d’œuvre.

Cordélia ne suffit pas. Il lorgne sur toutes les jeunes filles, une certaine Charlotte y est évoquée. Johannes est un dragueur compulsif qui tire à vue sur tout ce qui bouge, un énorme manipulateur. Les lettres envoyées à Cordélia en attestent (elles sont parfois aussi mièvres et drôles que les paroles de « Picnic of Love » d’Anal Cunt). Il est le maître des marionnettes. Il anticipe et façonne les réactions et pensées de cette « jeune fille ». Il ne pourrait vraisemblablement pas y parvenir avec une femme plus mature et plus au fait des techniques de la séduction. Cette perversion est analogue à une certaine forme d’initiation à l’érotisme que l’on retrouve dans la pédérastie antique et le libertinage de Sade.

J’ai retenu mon souffle pour le dénouement ultime:

Je l’ai aimée, mais désormais elle ne peut plus m’intéresser.

Je n’y croyais pas. Quel cynisme ! J’ai cru jusqu’à la fin que sa soif de séduction n’était que psychologique. Mais son but final était bien évidemment la possession totale, celle de l’esprit pour obtenir celle du corps.

Avec cet ouvrage, Kierkegaard est en passe d’entrer dans mon panthéon personnel. Non pas que je prenne au pied de la lettre les préceptes de donjuanisme de Johannes (même s’ils me parlent à titre personnel), mais parce que « Le Journal du séducteur » s’inscrit dans un courant philosophique particulièrement intriguant à mes yeux, une affirmation de la subjectivité individuelle. Ce journal représente l’un des trois stades philosophiques proposés par Kierkegaard. Un premier stade de jouissance, d’esthétique vécue dans l’instant, le moment isolé, et incarné par Don Juan. Un deuxième stade de doute, dont la figure de proue est Faust. Et un troisième stade, celui du désespoir dont la figure est Ahasvérus (le Juif Errant qui ne connaît pas la mort).

« Le Journal du séducteur » est un ouvrage brillant. Très perturbant pour moi car la jouissance semble intrinsèquement liée à une forme de nihilisme, de stérilité. Même si paradoxalement ce livre me décomplexe aussi sur mon attitude avec les femmes. Cette disposition à la manipulation séductrice que l’on vit généralement cachée, inavouée et de manière honteuse y est génialement exposée. Certes la réalité de la séduction n’est que rarement considérée comme une quête d’esthétique qui confinerait à la philosophie existentielle. La jouissance dans l’instant ne semble pas permettre pour Kierkegaard d’atteindre une élévation spirituelle dans l’éternité ou même dans la temporalité, mais une certaine forme de transcendance poétique et artistique éphémère, qui doit être répétée inlassablement. Seule la quête esthétique importe (« Sa vie a été un essai pour réaliser la tâche de vivre poétiquement »). On sent bien que Kierkegard a du recul sur cette condition. La mise en abîme en atteste et son histoire personnelle se confond avec celle de Johannes. Il rompt ses fiançailles avec Regine Olsen et publie « Le Journal du séducteur » pour la dégoûter de lui, signe que cet ouvrage n’est pas à prendre au premier degré. Johannes apparaît assez souvent dans le déni. Il réfute par exemple régulièrement sa qualité de séducteur, alors que le titre même de l’ouvrage (nommé ainsi par le narrateur) le présente comme tel.