Petit Rouge

La Société du Spectacle - Guy Debord

23/01/2020

TAGS: debord, situationnisme, essai

Allez, une petite piqure de rappel. Ou plutôt une énième tentative de compréhension et d’assimilation de cet essai de Guy Debord. Il faut que je me replonge dedans, après avoir lu de nombreux ouvrages de vulgarisation de ce que c’est que le Spectacle et le situationnisme. J’espère par-là contredire mes impressions initiales lors de ma première lecture il y a longtemps maintenant. À savoir que cet essai est globalement incompréhensible et truffé de références à des jargons qui desservent le propos de Debord. Est-ce que cette nouvelle lecture va me donner tort ?

Debord donne dès le départ une quantité invraisemblable de définitions du spectacle. À chaque thèse on retrouve une phrase le définissant, ce qui est très déroutant. Mais il faut sans doute considérer toutes ces définitions comme des propriétés et non comme des définitions stricto sensu. J’en retiens la plus basique : « le spectacle est la principale production de la société actuelle » (15) et celle-ci: « Le spectacle est le capital à un tel degré d'accumulation qu'il devient image » (34). Il y a évidemment de très nombreuses phrases à citer. De la première section (« la séparation achevée »), je retiens celle-ci :

Mais la critique qui atteint la vérité du spectacle le découvre comme la négation visible de la vie; comme une négation de la vie qui est devenue visible (10)

Donc oui, dès le départ cette lecture nécessite une grosse concentration. Si l’ensemble peut sonner parfois cohérent, cela ne tient qu’à un martèlement de Debord. Mais le concept de spectacle est formulé d’une manière si abstraite, qu’il est difficile pour le lecteur d’en comprendre le sens sans avoir de grosses bases de marxisme et de philosophie hégélienne. « La Société du Spectacle » est une critique radicale de la marchandise et de sa domination sur la vie. Le « spectacle » est à la fois l'appareil de propagande de l'emprise du capital sur les vies, aussi bien qu'un « rapport social entre des personnes médiatisé par des images » (4).

Il ne m’était jamais venu à l’esprit jusqu’à maintenant que Debord voulait peut-être intentionnellement se draper dans un élitisme de pacotille et de créer une aura de mystère sur sa pensée. J’ai souvent buté sur certaines thèses en essayant de comprendre où il voulait en venir. Car franchement :

Les fausses luttes spectaculaires des formes rivales du pouvoir séparé sont en même temps réelles, en ce qu’elles traduisent le développement inégal et conflictuel du système, les intérêts relativement contradictoires des classes ou des subdivisions de classes qui reconnaissent le système, et définissent leur propre participation dans son pouvoir. (56)

Cette phrase en particulier, veut-elle vraiment dire quelque chose ? Suis-je complètement con de ne rien y comprendre et de n’y voir aucune pensée claire et correctement énoncée ? Malheureusement presque tout le livre est comme cela. Il y a des concepts qui n’ont pas été clarifiés dans la tête de Debord à mon sens. Ce livre est borné par l’histoire et une époque: celle où dans les années soixante toute l’avant-garde intellectuelle se gargarisait d’un jargon marxiste et hégélien. Tout cela pour faire le malin en société. En lisant cet essai, je n’ai eu qu’une seule chose en tête c’est la maxime de Boileau « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément ». Je n’avais jamais imaginé Debord prétentieux, bien qu’ayant lu son panégyrique.

Debord fait la distinction entre « spectaculaire concentré » du socialisme bureaucratique et le « spectaculaire diffus » des sociétés dites libérales. Alors oui, j’y trouve quand même des fulgurances de ce genre qui ont le mérite d’être claires:

Chaque nouveau mensonge de la publicité est aussi l’aveu de son mensonge précédent. Chaque écroulement d’une figure du pouvoir totalitaire révèle la communauté illusoire qui l’approuvait unanimement, et qui n’était qu’un agglomérat de solitudes sans illusions. (70)

J’ai trouvé relativement clairs et lucides les commentaires sur l’anarchisme et l’internationale, sur le développement historique des révolutions et une certaine lucidité sur le communisme bureaucratique russe, Lénine et les bolcheviks. Cette quatrième section intitulée « le prolétariat comme sujet et représentation » est un commentaire historique dans l’essai, ce qui rend l’ensemble très décousu à mon sens, bien que pas inintéressant. Ce qui m’amène à penser qu’il y a un réel déséquilibre entre l’abstraction difficilement compréhensible du concept de spectacle et certaines sections, dont celle-ci, qui sont correctement formulées et limpides. Les thèses sont presque toutes énumérées chronologiquement, alors que celles des autres sections semblent plus indépendantes entre elles. Il dézingue même les trotskistes, personne ne semble échapper à son fiel. Pour arriver au constat suivant:

Cependant, quand le prolétariat découvre que sa propre force extériorisée concourt au renforcement permanent de la société capitaliste, non plus seulement sous la forme de son travail, mais aussi sous la forme des syndicats, des partis ou de la puissance étatique qu'il avait constitués pour s'émanciper, il découvre aussi par l'expérience historique concrète qu'il est la classe totalement ennemie de toute extériorisation figée et de toute spécialisation du pouvoir. (114)

La section 5, « temps et histoire » ne m’a pas convaincue. Je n’ai pas complètement compris sa place dans l’essai. J’ai supposé que Debord voulait toucher à la philosophie de l’histoire comme l’aurait fait Marx. Je n’y ai vu aucune idée notable et clairement énoncée. Peut-être que Debord a voulu jouer dans la cour des grands. Je me suis souvent dit au cours de cette lecture qu’il souhaitait rivaliser avec eux (Marx, Hegel), et s’élever par là-même à un niveau d’élitisme intellectuel. Par exemple, le concept de « temps pseudo-cyclique » me semble être une grosse escroquerie, de l’esbroufe. Certes Debord semble érudit. Il cite ses diverses sources (allant de Shakespeare à Gracian). Mais est-ce un grand maître du concept ? J’en doute fortement. Je ne retiens de cette section que la thèse suivante, qui s’énonce ainsi:

Pour amener les travailleurs au statut de producteurs et consommateurs « libres » du temps-marchandise, la condition préalable a été l'expropriation violente de leur temps. Le retour spectaculaire du temps n'est devenu possible qu'à partir de cette première dépossession du producteur. (159)

Ce que les médias qui ont récupéré le situationnisme omettent toujours de dire, c’est que « La Société du Spectacle » est une lecture difficile et qui ne me semble absolument pas cohérente dans sa globalité. L’ont-il tout simplement lu ? On sent bien que la figure incorruptible de Guy Debord fascine, et que les médias et intellectuels ont tout intérêt à récupérer cette figure « rebelle » pour se donner de la consistance et une crédibilité intellectuelle. Je dois reconnaître que ma culture philosophique ne me permet pas d’appréhender tous les concepts formulés dans cet essai. Je fais face à de grosses limitations culturelles. Mais je crois néanmoins qu’il y a de grosses disparités dans la clarté de cet essai.

Je me pose néanmoins la question de savoir ce que Debord aurait à dire sur le monde d’aujourd’hui ? Un monde où l’être humain est devenu une marchandise à part entière, qui se monnaie sur les plateformes numériques ?

Cette lecture est probablement la dernière tentative infructueuse que je donnerai à cet essai. J’en sors presque dégoûté, c’est encore pire que lors de ma première lecture à la fin de l’adolescence, où j’étais encore très impressionnable. Je sens qu’il y a un concept fondamental dans « La Société du Spectacle ». Tout n’est pas incompréhensible, loin de là. Mais après m’être gavé d’Orwell il est clair aujourd’hui que je n’ai plus aucune confiance envers les intellectuels français, incapables de clarté dans leurs propos. Les Français sont d’une arrogance tellement insupportable en matière d’intellect, c’est incroyable de ressortir d’une lecture dégoûté de ses propres capacités de compréhension. « L’avant-garde » n’a jamais fait aucun effort pour se faire entendre du peuple, ce qui explique sans doute les échecs révoutionnaires répétés. Je n’ai plus aucune pitié pour eux.