« La pipe d’opium » et « Le haschich » sont deux courts textes rendant compte de l’expérience de Théophile Gautier de ces drogues. Il n’y a qu’un poète pour exprimer avec autant de charme les sensations si particulières d’une altération psychique par stupéfiant. C’est éblouissant de maîtrise. « Le club des hachichins », plus long, ressemble davantage à une fiction basée sur des observations personnelles de Gautier. Il évoque notamment diverses formes de folies induites par le hachich. Une première phase comique et hallucinatoire, puis une autre plus cauchemardesque qui confine à la paranoïa. Dans un style admirable, Théophile Gautier dresse dans cette nouvelle un panorama de l’imaginaire développé par cette substance, un plaisir bourgeois pour amateurs de sensations fortes.
Baudelaire enchaine dans la même veine avec « Du vin et du hachish ». Il décrit ces deux substances, en détaille les effets. Il est ici davantage question de mettre en évidence les conséquences de leur usage. Le ton est plus incisif. Pour lui, « Le vin est utile, il produit des résultats fructifiants. Le hachisch est inutile et dangereux ». A propos de ce dernier, Baudelaire écrit:
Vous avez jeté votre personnalité aux quatre vents du ciel, et maintenant vous avez de la peine à la rassembler et à la concentrer.
Il conclut ce court essai en citant le philosophe Barbereau, pour rappeler que l’artiste ou le philosophe n’ont besoin ni du vin ni du haschish pour s’élever poétiquement.
Le texte le plus long et détaillé de ce recueil est bien évidemment « Les Paradis artificiels », qui s’articule sur deux parties. La première partie intitulée « Le poëme du haschisch » permet à Baudelaire de fixer « l’idéal artificiel », qui est pour lui dès le départ un faux idéal. Ce texte est une monographie de l’ivresse sur le haschich, qui à l’époque est disponible sous la forme d’une confiture verte. L’usager en devient « malade de joie ». Cette partie permet à Baudelaire d’extrapoler ce qu’il avait déjà énoncé dans « Du vin et du haschisch ». On y retrouve même quelques phrases à l’identique. Il y décrit donc l’ambivalence de cette drogue, avec son versant euphorique mais aussi la crise d’angoisse qui peut survenir selon les dispositions mentales de l’usager. Il décrit très bien l’émerveillement initial puis l’esclavage et le caractère aliénant de cette drogue. Le haschisch est pour lui un « vernis magique » qui peut provoquer les élans de mégalomanie de l’Homme Dieu.
L’homme a voulu être Dieu, et bientôt le voilà, en vertu d’une loi morale incontrôlable, tombé plus bas que sa nature réelle.
Il conclut cette section par une morale, qui ne ressemble pas à un sermon dans la mesure où il se borne à une description poétique et presque philosophique de ce paradis artificiel. Pour Baudelaire, « le haschisch ne révèle à l’individu rien que l’individu lui-même ». L’ambivalence de cette drogue y est rappelée, elle qui transporte son usager dans une mégalomanie infructueuse par l’inertie physique et psychique qu’elle provoque. Je retiens de cette morale la phrase suivante:
Celui qui aura recours à un poison pour penser ne pourra bientôt plus penser sans poison.
La deuxième partie s’intitule « Un mangeur d’opium ». Il s’agit essentiellement de commentaires sur « Confessions d’un mangeur d’opium anglais » de De Quincey. Baudelaire rappelle que « De Quincey est essentiellement digressif », ce que j’avais pu remarquer par le passé et qui m’avait tellement perturbé que j’ai inachevé cette lecture. « Il veut créer pour sa personne une sympathie dont profitera tout l’ouvrage », ce qui explique aussi pourquoi De Quincey s’est longuement attardé à décrire son enfance. Le compte-rendu de Baudelaire me permet de prendre connaissance du cheminement de De Quincey que je n’avais pas suivi jusqu’au bout. Cela ressemble à une histoire à la Dickens qui tournerait mal. On prend connaissance du parcours scolaire perturbé de De Quincey, de son vagabondage à Londres, de sa famine persistante et de son amitié pour la petite Ann.
Baudelaire a-t-il testé lui-même l’opium ? Ce n’est pas impossible, mais il s’attarde tellement sur le commentaire du récit de De Quincey qu’on peut aussi en douter. Peut-être que, pour un instant, Baudelaire met de côté son arrogance pour mettre en relief l’histoire de De Quincey qui témoigne de son expérience de l’opium sur une durée conséquente. Il n’hésite d’ailleurs pas à retranscrire de longs fragments du livre et s’efface par là même. À travers l’ouvrage de De Quincey, Baudelaire élabore une partie singulièrement différente de la première sur le haschisch. Il semble assez évident que Baudelaire a fait l’usage de ce dernier. Il n’a sans doute pas mené l’expérience aussi loin que De Quincey avec l’opium, ce qui est profitable pour lui car cela lui aura évité bien des tourments.
L’opium est comparativement au haschisch une « drogue dure » dans le sens ou l’accoutumance et les effets sont bien plus sérieux. On sent bien à travers Baudelaire et De Quincey qu’un niveau a été franchi par rapport au haschisch. Si De Quincey s’en sort pas trop mal pendant plusieurs années en ayant une consommation hebdomadaire relativement modérée, le chapitre sur les tourments de l’opium retrace lui une véritable descente aux enfers à partir du moment où il perd le contrôle.
Sur la fin de cette deuxième partie, Baudelaire veut expliquer l’origine de l’addiction. Il indique, pointe du doigt l’origine de la faille vers l’enfance. Un traumatisme de jeunesse ou pour De Quincey l’expérience de la mort trop jeune peuvent être selon lui une cause ou plutôt un terrain propice au développement d’une addiction à l’âge adulte. Cela est peut-être grossièrement schématisé de ma part par rapport à mes exemples personnels dans mon entourage, mais quoiqu’il en soit Baudelaire consacre les derniers chapitres à retranscrire la jeunesse de De Quincey et le traumatisme de la mort de sa sœur.
Ce qui est fascinant encore une fois chez Baudelaire c’est l’absence de sermons. On sent qu’il a de l’empathie pour De Quincey, artiste comme lui, et qu’il se contente ici presque uniquement de laisser parler les faits. Je ne sais pas du tout si cet ouvrage a fait scandale à l’époque, mais « Les Paradis artificiels » devraient être lus assez tôt dans une vie. Pour éviter les non-dits, les malentendus et les leçons de morale qui semblent parfois faire plus de torts aux jeunes à mon sens. Ce livre est toujours d’actualité. Il n’est pas ici question de vilipender le lecteur, éventuel usager. Il est bien plus question de témoigner des effets des substances citées. Ce qui implique que ce livre a pour moi une vocation pédagogique, en plus d’être une incroyable leçon de style littéraire. Ces paradis sont artificiels donc. Ils n’ont finalement pour Baudelaire aucun sens dans une vie artistique ou même quelconque, même s’il ne le martèle pas à chaque page. C’est donc très réussi. Brillant.
Je suis fasciné par l’écriture de Baudelaire. Même si je survole certaines phrases qui me semblent trop alambiquées, le génie poétique de ce dernier explose avec des fulgurances qui marquent mon esprit. Qui dans l’histoire aura analysé et rendu compte d’une aussi belle manière ces paradis artificiels ? Rien que cette métaphore me semble incroyable. Baudelaire semble assez imbu de lui-même ou tout au moins sûr de lui. Le mordant dont il fait preuve en atteste. Mais n’est-ce pas démérité ?