Petit Rouge

L'agent secret - Joseph Conrad (1907)

01/05/2010

TAGS: conrad, roman

"Ce roman publié en 1907 nous entraîne dans les quartiers louches de Londres, où militants anarchistes et socialistes composent un microcosme agité et dérisoire, infesté de mouchards, tandis que les chancelleries tirent les ficelles au profit des intérêts diplomatiques du moment. C'est un attentat contre l'institut de Greenwich - le lieu de passage du célèbre méridien - qui amena le romancier à imaginer l'extraordinaire trio formé par Adolphe Verloc, l'agent provocateur, sa femme Winnie et le malheureux Stevie, son beau-frère légèrement demeuré, qu'elle a gardé sous sa protection."

On retrouve dans "L'Agent secret" une description du révolutionnaire nihiliste qui, par certains aspects fait écho à celle de Dostoievski dans "Les Possédés". Elle diffère cependant de cette dernière par son absence de romantisme. Les personnages sont ici dénués du charisme magnétique d’un Stavroguine ou de la roublardise théatrale de Piotr Verkhovinski.

Le ridicule et le grotesque tiennent une place importante dans le roman de Conrad. L'aspect physique des personnages est souvent pathétique : Verloc et Michaelis sont obèses, Le Professeur et Karl Yundt maigres et vils.

Ces caractéristiques physiques amplifient la médiocrité de leur conduite dans la vie. Verloc et Ossipon sont tous les deux des pleutres qui n'ont pas le courage de leurs engagements : Verloc utilise Stevie comme un pion pour l'attentat, Ossipon abandonne Mrs Verloc, en cavale pour meurtre, sans un mot sur le quai de la gare.

Le Professeur, figure la plus radicale du roman, est décrit tout au long du récit comme un être insignifiant, d'aspect vil, limite repoussant, frustré par le manque de reconnaissance envers son génie.

His struggles, his privations, his hard work to raise himself in the social scale, had filled him with such an exalted conviction of his merits that it was extremely difficult for the world to treat him with justice—the standard of that notion depending so much upon the patience of the individual.

Dans le roman de Conrad, l'engagement révolutionnaire semble uniquement naître de sentiments négatifs, tels que la haine, la frustration, le ressentiment.

The Professor’s indignation found in itself a final cause that absolved him from the sin of turning to destruction as the agent of his ambition

Verloc quant à lui y voit un intérêt propre. A la fois agent provocateur et informateur pour la police, il semble particulièrement indifférent aux divagations des terroristes.

Anarchistes de pacotille englués dans l'inaction ("Here you talk, print, plot, and do nothing."). La police, au contraire, y est décrite sous son meilleur jour. L'affaire de l'observatoire de Greenwich est résolue le jour même. Le FP était de toute façon infiltré par la police. L'inspecteur en chef Heat arrive même à faire peur au plus résolu d'entre eux, le Professeur, lors d'une rencontre fortuite dans une ruelle Londonienne.

Michaelis, seule incarnation d'un idéalisme anarchiste ("And so Michaelis dreams of a world like a beautiful and cheery hospital.", "He is elaborating now the idea of a world planned out like an immense and nice hospital, with gardens and flowers, in which the strong are to devote themselves to the nursing of the weak."), d'un "esprit d'utopie" dans le roman, est un doux-dingue dont les thèses semblent marquées par l'inanité et l'incohérence.

I picked up a handful of his pages from the floor. The poverty of reasoning is astonishing. He has no logic. He can’t think consecutively. (Le professeur)

Projet impossible pour Conrad ? Est-ce parce que son parti pris l'empêche d'imaginer un révolutionnaire vertueux ? La victime de l'attentat est un innocent naïf. Il est intéressant de remarquer que la figure véritablement vertueuse du roman, Stevie, est un simple d'esprit.

Conrad avec ce roman semble remettre en cause le principe de révolution ("The way of even the most justifiable revolutions is prepared by personal impulses disguised into creeds"). L'idéologie, l'origine des engagements apparaissent souvent peu sincères et désintéressés. Peu ont le courage de leur conviction, et ceux qui l'ont sont absurdes.

Le spectre de révolutionnaires décrits par Conrad ne présente aucune figure positive. Entre le Professeur, le fou orgueilleux, Ossipon le lâche, Verloc l'agent provocateur et Michaelis le doux-dingue, quelle alliance pourrait enfanter un projet constructif ?

Leur attachement à leur routine semble même mettre en doute l'intérêt d'une révolution. Verloc tient à sa position, Le Professeur est un individualiste fier de lui-même, en mal de reconnaissance. Quel projet collectif de révolution pourrait aboutir avec des membres trop soucieux de leurs personne ?

Face à un ordre social bien établi avec une police efficace - les fondations sont solides et un attentat ne pourrait suffire à le renverser - quelle possibilité de changement est à envisager ?

La ville, Londres, est pour Conrad un marasme. Il y décrit des gens qui triment et dont le sort pourrait pourtant être amélioré. Le conducteur qui emmène Winnie et Stevie reçoit sa pièce et médite sur sa condition ("The cabman looked at the pieces of silver, which, appearing very minute in his big, grimy palm, symbolised the insignificant results which reward the ambitious courage and toil of a mankind whose day is short on this earth of evil."). L'ordre établi est robuste et des changements semblent à envisager. Conrad semble suggérer avec ce roman qu'il n'y a personne qui soit en mesure d'améliorer les conditions sociales de l'homme. Avec cette conscience que le progrès moderne mange l'homme.

Faut-il voir dans le projet terroriste de Vladimir, qui consiste à détruire l'observatoire de Greenwich - symbole du progrès scientifique moderne, un rejet de la modernité et de la science qui déshumanise ?