Ce roman retrace la vie d'Antoine Bloyé, homme d'origines paysannes qui s'extirpe de sa condition en gravissant l'échelle sociale dans l'industrie ferroviaire. Son parcours est directement calqué sur celui de Pierre Nizan, père de l'auteur. La mort d'Antoine Bloyé comme point de départ du roman permet au fils de retracer sa vie.
"Antoine Bloyé" a souvent été présenté par les critiques comme le roman de la trahison de classe. Cette présentation peut surprendre une fois le roman lu, compte tenu de l'absence manifeste d'ambition d'Antoine Bloyé. Si, enfant, Antoine rêve de voyages à la vue des bateaux de Saint Nazaire, il ne semble pas nourrir d'ambition autre que la découverte de nouveaux horizons (loin d'être un Rastignac, un "jeune loup aux dents longues").
Son professeur remarque ses capacités intellectuelles. Antoine Bloyé est poussé par ses parents à poursuivre ses études. Son destin est tracé, il est voué à faire mieux que ses parents, échapper à leur dure condition, et donc à s'élever socialement. Il semble qu’il ne soit pas fait mention d'une humiliation de jeunesse, qui pousserait le jeune prolétaire à tout faire pour accéder aux joies d’une vie bourgeoisie. Cette humiliation serait plutôt ressentie uniquement par ses parents, bien conscients de la dureté de leur condition.
Nizan retrace le parcours d'un jeune homme doué, promu par l'école, qui gravit l'échelle sociale par le mérite, l'assiduité et le travail. Est-ce qu'il avait pour objectif de dénoncer la méritocratie et sa fonction de renforcement des castes sociales, de la bourgeoisie ou du pouvoir en place, en récupérant en bas les meilleurs futurs éléments d'en haut ?
Lucide sur le caractère dérisoire de son ascension, Bloyé accumule les promotions sans même vraiment chercher à les obtenir. Sa réussite tient uniquement à ses qualités individuelles et à son dévouement au travail, et non pas à un quelconque opportunisme calculateur, arrivisme ou calcul.
Le ton neutre qui prédomine le roman renforce la vie terne d'Antoine Bloyé, mais permet aussi à Paul Nizan de laisser parler les faits sans trop s'impliquer dans le jugement de son père.
Antoine Bloyé est un être paralysé, qui subit la vie et l'ordre des choses, qui ne se révolte jamais, même lorsque conscient du caractère dérisoire de son ascension. Il ne semble pas avoir choisi de lui-même de travailler dans l'industrie ferroviaire. Son mariage avec la fille du patron semble lui être imposé. Il ne semble pas agir de lui-même pour lui-même.
Cette idée de paralysie, présente dans "Dubliners" de James Joyce, où les protagonistes réalisent leur condition - ce qu'il nomme épiphanie - mais restent impuissants pour la changer. Contrairement à Joyce cependant, la cause de leur paralysie ne semble pas due ici à l'église ou à l'impérialisme anglais, mais à la société bourgeoise.
Antoine Bloyé reste un travailleur honnête jusqu'au bout, pour finir simple maillon d'une chaine. A l'inverse, l'ingénieur véritablement bourgeois avec lequel il finit sa carrière, y est décrit comme un être fainéant, dédaigneux et désabusé, plein de mépris pour le petit peuple. Si "sa vie n'a pas de sens, pas d’espoir », c'est uniquement parce qu'il n'est pas révolté. Cette idée que la société bourgeoise est responsable de la paralysie d'Antoine Bloyé reste néanmoins ambigüe.
Et une autre lecture du roman peut être envisagée : celle du déracinement. Dans ce cadre les descriptions prennent toute leur importance. L'importance du lieu, les descriptions minutieuses du Morbihan et d'Ile et Vilaine ne sont pas qu'un décor cosmétique dans lequel s'inscrit l'histoire. La mémoire des lieux importe, le rapport à la terre d'origine revêt une importance capitale. Ce jeune homme qui quitte son environnement natal se détache à la fois de son milieu et de sa terre d'origine, ce qui fait de lui un étranger complet.
L'ambiguïté entretenue - volontairement ou pas - par Paul Nizan laisse supposer que plus que la trahison de classe, Antoine Bloyé trahit en plus de cela ses racines, et maudit son incapacité à se délivrer de sa paralysie.
La trahison d'Antoine Bloyé reflète surtout les partis-pris idéologiques de Paul Nizan et de son époque. Il est coupable de ne pas s'engager politiquement, syndicalement, de donner un sens à sa vie par la révolte. Le terme même de traître apporté par la critique, mais globalement absent du roman, semble disproportionné par rapport à la vie d'Antoine.
Ironiquement, Paul Nizan quitte le PCF en 1939 à la signature du pacte germano-soviétique et subit des attaques violentes et nombreuses de la part du parti. A la suite de cela, il sera lui-même considéré comme un traitre par Louis Aragon.